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Le feuilleton tonkinois
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4 novembre 2010

Mui

Mui1

 

Là-haut sur la montagne l’était une vieille maison et dans cette bicoque de planches noircies par la fumée une famille de Dau Ao Dai (Zào Ao Zaï). La mère et le père d’environ 45 ans, leur fils d’une vingtaine d’années marié à une jeune fille d’une très grande beauté et déjà mère de deux bébés accrochés à son dos ou son sein toute la journée, même pendant les tâches les plus physiques. Le sol est cimenté, les vêtements pendent aux clous, le plafond est bas et les araignées se chargent de la déco. Le feu est à même le sol, bassines et gamelles culottées de suie s’empilent à l’arrière, divers pots de plastique crasseux contiennent le saindoux ou les condiments nécessaires à la cuisine. Côté vue, la source détournée parvient à un bassin surélevé, l’eau ruisselle et s’échappe par le mur à claire-voie. Il fait sombre et humide. Effluves musquées des sabots de buffle mis à fumer, remugles de porcherie, fragrance des bambous verts, exhalaison de la fermentation du riz préparé pour l’alcool. Silhouettes minces et nerveuses en contre-jour, les flammes illuminent des visages lisses aux yeux en amande, des sourires spontanés aux belles dents brillantes.

 

Mui2

 

Et puis, il y a Mui, qui a seize ans et en parait douze dans son ao dai de drap noir au plastron brodé, ses yeux fuyants qui petit à petit osent rencontrer le regard. D’abord farouche, timide, puis intéressée, puis fascinée par Hà, cette sœur qui vit avec un Tay, qui porte avec élégance leurs vêtements, qui s’adresse à eux dans leur langue et qui s’inquiète d’elle, qui se soucie de sa vie.

 

Quand les Tay, après avoir déjeuné et remercié quittent la baraque, son visage doux se creuse imperceptiblement. Quelque chose la perturbe, un malaise imprécis, une sensation qu’elle ne reconnaît pas. Les Tay disparaissent derrière les vaos et elle retourne nettoyer les gamelles du repas. Mais le nœud est là dans l’estomac qui l’empêche de rire et emmène son esprit ailleurs. Sans avoir eu le temps de le décider, elle est déjà sur le chemin, elle grimpe pied léger, pas rapide, les aperçoit. Elle les suit de loin un moment puis n’y tenant plus elle se montre.

 

Quel chagrin interdit, quel désespoir informulé monte et crève la surface comme une bulle de gaz et s’épanche en sanglots. Comme des vannes qui craquent, ses larmes coulent avec son histoire d’enfant dont nul ne veut se charger, sa mère morte, son père remarié et indifférent à son sort, son oncle qui l’accueille par pitié. Elle ne savait pas qu’elle avait toute cette tristesse en elle, mais maintenant qu’elle s’est échappée à l’air libre, elle sait qu’elle veut juste suivre cette jeune femme lumineuse, se réchauffer à son contact.

 

Les détails pratiques, les questions précises, elle ne sait pas y répondre. Son cœur est en tumulte, elle veut être l’ombre de cette lumière. S’y attacher, s’y cramponner, être emmenée. Elle ne manquera à personne. Elle sait que là-haut elle n’est rien. L’espoir de partir pour toujours lui coupe le souffle.

 

Les Tay sourient, ils lui parlent, c’est bon signe, si elle arrive à les suivre assez longtemps, ils s’habitueront à sa présence et elle fera partie de leur famille. Tout se passe bien. Ils marchent tranquillement, photographient et discutent détendus. Elle parle, elle parle, elle parle. Les ombres de la montagne s’étirent sur les rizières. Les récoltes sont coupées depuis peu et les buffles vaquent dans la boue. Les pieds de riz coupé sont clairsemés sur les sols de glaise. Dans la rivière peu profonde, les villageois lavent leurs motos ou pêchent à l’épuisette.

 

Devant la réception de l’hôtel, le petit visage décomposé de Mui stoïque. Penché sur elle, le grand Tay veut qu’elle prenne son écharpe en cadeau. Un si petit geste quand elle a rêvé si fort, quand son espoir s’est envolé si haut, quand son cœur a tant battu la chamade. Elle n’écoute plus, elle n’entend plus. Deux filets de larme coulent à l’angle de ses yeux fendus. Ils demandent son adresse, ils veulent lui envoyer des vêtements,’ ils vont penser à elle,’c’est difficile de l’’emmener, il faut qu’elle comprenne. Son cœur est un lac noir où coule sa détresse.

 

Il faut retourner là-haut dans la maison où elle ne compte pas. Boire ce chagrin en silence pour ne fâcher personne. Dépendre et n’être rien. Qu’une bouche inutile, qu’une parente misérable qu’on mariera le plus vite possible, qu’une femme illettrée de plus dont le sort écrit d’avance laisse froid.

 

solitude

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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